
Bartelby tout puissant
Bartelby le scribe de Herman Melville /
Bartelby est blafard, taiseux, désespérant, aquoiboniste, scribe, fantomatique, dérangeant, livide, austère, Bartelby est un trou noir.
Son histoire nous est rapportée par son employeur, avoué dans le Wall Street du milieu du XIXe siècle. Dans un premier temps copiste efficace, il refuse bientôt d’exécuter toutes les tâches qu’on lui demande, opposant le désormais célèbre « I would prefer not to » traduit ici par « Je préfèrerais pas ». La première fois qu’il profère son arrêt, c’est « d’une voix singulièrement douce et ferme. » Bartelby est dénué de toute violence. Il l’appellerait plutôt si la posture qu’il adopte n’était pas totalement désarmante. Face à lui, son patron perd tous ses moyens, et Melville ne se prive pas de nous décrire ce dernier avec ce qu’il faut d’ironie et de pince-sans-rire.
En réalité ce qui, dans la personnalité de Bartelby, constitue un énorme scandale social, c’est sa toute puissance. Si Bartelby ne fait rien, c’est donc qu’il peut tout, ou plutôt qu’il pourrait tout. Il ne se réalise en rien parce qu’il n’est qu’en puissance. Il absorbe toutes les énergies qu’il thésaurise pour n’en rien faire, épargne vertigineuse et dérisoire. Il est une question vivante sur ce qui nous meut, nous qui courrons sans fin. Il est un terrible miroir qui nous renvoie l’image effrayante d’un monde qui tourne selon une mécanique jamais éprouvée. Il est le caillou dans la chaussure, le scrupule. Il est le conditionnel infini. Bartelby est intolérable.
Bartelby le scribe, Herman Melville, Gallimard (Folio), 1996, Traduit de l’anglais (États-Unis) par Pierre Leyris, suivi de Notes pour une vie de Hermann Melville par Philippe Jaworski, 108 p., 4,80 €
(Existe également chez Gallimard en Folio bilingue et en audio, collection À voix haute, lu par Daniel Pennac, chez Garnier-Flammarion, chez Tiers-Livre Éditeur dans la traduction de François Bon, et chez Allia)
Un extrait du film de Maurice Ronet, adapté de la nouvelle de Melville, avec Michael Lonsdale, Maxence Mailfort et Maurice Biraud (1976)