Un homme qui dort de Georges Perec /

Un homme qui dort est un livre vertigineux. Et s’il provoque le vertige, c’est qu’il vient saper tout ce qui nous tient debout, ou plus exactement tout ce qui nous met en mouvement. Il bouleverse nos réflexes les plus archaïques. Sa lecture est éprouvante. Et l’épreuve qui nous est proposée consiste à interroger la raison et la nécessité des plus anodines de nos actions.

Le personnage, qu’une sorte de narrateur omniscient interpelle en le tutoyant, a 25 ans et étudie la sociologie à la Sorbonne. Un matin d’examen, le réveil sonne dans sa chambre de bonne mais il ne se lève pas. Ce n’est pas une décision préméditée ni même tout à fait consciente, « …ce n’est pas un geste, d’ailleurs, mais une absence de geste », une suspension. Quelque chose s’est cassé, quelque chose comme un ressort. La mécanique s’est grippée. Il constate à partir de ce moment qu’il ne sait plus vivre, qu’il va désormais se contenter de durer dans le temps, de persévérer dans l’Être. Son idéal est de devenir, tel un arbre, une évidence muette, une pure présence.

Il s’absorbe alors dans la contemplation sans fin des remous de l’eau sous les piles des ponts, dans d’interminables marches dans les rues de Paris, dans des parties de réussites insolubles, dans la lecture complète et scrupuleuse du Monde, dans d’innombrables séances de cinéma. Mais la lecture n’est plus que le déchiffrement machinal de l’agencement des 26 lettres de l’alphabet dont il n’est pas question de comprendre ni même de retenir quoi que ce soit. Mais les films ne sont que des jeux d’ombre et de lumière que l’on peut regarder en boucle. Le sommeil, le simple fait de fermer les yeux ou les fissures d’un plafond font naître des jeux infinis de formes aléatoires dans lesquels se perdre de longues heures, des journées entières.

Il est une « pièce manquante du puzzle » : « Ne plus rien vouloir. Attendre, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien à attendre. » Il s’agit d’atteindre à ce que les Grecs anciens nommaient l’ataraxie, sorte de neutralité absolue, pour mener une vie à la limite du végétatif, « une vie annulée ». Il envie un vieux fou croisé dans un parc, parfaitement immobile, et qui semble se prendre pour un cadran solaire. Il est le cousin de Bartelby, je l’imagine lecteur de Michaux.

Tu vis dans une bienheureuse parenthèse… Tu es invisible, limpide, transparent. Seuls demeurent des réflexes élémentaires. Maintenant, tu vis dans l’inépuisable. Bouchon sur l’eau. Maintenant, tu es le maître anonyme du monde, celui sur qui l’histoire n’a plus de prise… tu es inaccessible.

Car c’est bien le monde qui l’entoure, la société dans son ensemble qui n’a plus de prise sur lui, et non l’inverse. Lui est bien , pleinement, intensément, terriblement. Mais une telle relation à sens unique est-elle viable, peut-elle durer ? L’homme qui dort ne se réveillera-t-il jamais plus ?

 

Un homme qui dort, Georges Perec, Éditions Gallimard (Folio), 1990, 160 p., 6,60 €

1ère édition chez Denoël en 1967 dans la collection Lettres nouvelles

Le film de Georges Perec et Bernard Queysanne (1974), avec la voix de Ludmila Mickaël

https://www.youtube.com/watch?v=UaIXUXdYthA 1h17

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À propos de Benoît Pichaud

Un credo, "... entreprendre de savoir comment et jusqu'où il serait possible de penser autrement." (Michel Foucault)

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Classique, Littérature française